Foulées réflexives : Entre l’envie d’ailleurs et le besoin d’ancrage


Se tenir sur les épaules des géants et voir plus loin. Voir dans l’invisible. À travers l’espace et à travers le temps. Voyager. Voyager à travers le monde et à travers les siècles. Imaginer. Puis découvrir. Imaginer avant de découvrir. Puis voir émerger à partir de ce que l’on a distingué au loin ce qu’il y a avait d’invisible.

Mais avant, longtemps avant, il y a l’émerveillement et l’étrangeté de la découverte de l’inconnu qui est toujours, aussi, une découverte de soi, de cette part en soi que l’on ne connaissait pas.

Jean-Claude Ameisen

Tiré de l’émission « Sur les épaules de Darwin »

 

Depuis des mois-là, je suis à m’ancrer.

Avec évidence, m’encrer aussi.

Apprivoiser le silence et des airs de Fado ; Bach et Schubert au petit matin, encore et toujours ; la quiétude d’une petite cour montréalaise ; un certain quotidien à laquelle fillette me contraint.

Et les cris et les rires d’enfants qui me parviennent de la ruelle et des jardins…

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Je vagabonde et erre à ma façon. Marche. Beaucoup.

Longe le boulevard Gouin et la rivière des Prairies à Montréal en parcourant la piste cyclable. Pallie comme je peux à cette soif de lacs et d’air campagnard qui ne demande qu’à être étanchée, tandis que je flirte avec un nouveau médium, celui de la télé, parce qu’il faut bien aussi faire de l’alimentaire… Vole parfois au temps qui passe des moments pour lire et écrire, plaisirs coupables et carburants de l’âme qui ne paient malheureusement pas toujours les loyers …

 *

Je vis. Simplement.

J’apprivoise la douceur que seul soi-même est en mesure de s’octroyer et, lorsque l’angoisse se pointe, lorsque se profilent soucis et tracas quotidiens, je connais de mieux en mieux ma solution. Je désherbe. Je m’ancre tout en arrachant les herbes dites mauvaises, ou encore trop envahissantes, et plonge mes deux mains dans la terre noire.

J’arrache.

J’arrache, mais mon jardin demeure sauvage. Il ne sera jamais trop propret, trop organisé. Il est ma manière d’égrainer le temps, le temps sablier ; jardiner est ma solution à ce tempérament d’hypersensible et d’éponge qui malgré moi accumule trop d’émotions, même celles qui ne m’appartiennent pas. Quand j’en ai assez, que j’ai les doigts gelés et que j’ai amassé en moi suffisamment d’audace et de courage, je peins. Irise le tableau de quelques couleurs.

Parce que tout comme écrire, « peindre c’est préféré le risque à la sécurité ».

Et pourtant, à l’instar de voyager, jardiner et peindre m’offre bien une sécurité; la sécurité du moment présent.

*

Il n’y a que ça, lorsque depuis trop longtemps immobile, je m’entête à tenter d’adapter ma réalité et de la corroborer à de vaines et inutiles attentes ; que ça qui me procure un intense plaisir et le sentiment de vivre pleinement.

Et puisque s’ancrer, c’est aussi retrouver ses racines, et que la soif d’ailleurs ne se tarit jamais tout à fait, je plonge dans mes amours d’antan. Je voyage entre les lignes. Et je lis.

Mais le regard a changé.

Je lis tout autrement.

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*

Et puis donc, elle est revenue.

Cette envie sourde et frétillante que l’on couvre de braise, envie qui ne nous quitte jamais tout à fait.

Avec le temps, j’ai appris à l’écouter, la voir venir à petits pas, le sourire en coin. Avec confiance. Elle va et elle vient, furtive et aguicheuse comme l’est une maitresse.

L’occasion s’est prêtée. Puis l’envie de tarir ce besoin en urgence.

Un billet d’avion dernière minute cet été. Peu importe pour où. Et surtout, peu importe le temps dont on dispose.

Partir sur un coup de tête, pour quelques heures, juste pour quelques jours. Peu importe. L’essentiel est de partir.

Partir sans trop savoir ce que l’on va y trouver. Simplement pour se rappeler : prendre conscience qu’on peut toujours façonner notre réalité du moment. Qu’il n’en demeure qu’à soi.

Faire des choix, qui diffèrent d’un quotidien dans lequel on se plait, se complait, s’épanouit ou dans lequel, et parfois malgré nous, on s’enlise et on s’encrasse.

Et puis, assumer. Assumer tout ce qu’il y a de fuite aux yeux de certains, de création aux regards d’autres. On sait bien qu’on manquera, passera à côté pour profiter pleinement d’autres choses. Et c’est sans doute ça l’essentiel. Se tenir là, funambule et conscient sur les possibilités, entre les envies et les besoins qui se font criants.

J’ai besoin de le faire. Et de le faire souvent.

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Sans article à écrire, sans billets au quotidien, sans projets, livres, photographies à vendre. Sans me contraindre à faire de cet espace des tops 5 ou penser en terme de « viralité » comme le font tristement tant de blogues. Et puis, les soucis pécuniaires reviendront bien rapidement au retour. Partir, et surtout, sans itinéraire. Absolument, ne rien réserver, ne rien prévoir. Qu’une arrivée et un départ. Comme j’aime cet entre-deux entre ici et là-bas.

*

Et puis enfin, avec le temps, et peut-être aussi l’expérience, apprendre à discerner aussi ce que l’on souhaite y puiser. Cette fois-ci, je souhaitais partir simplement pour poser de la distance entre l’autre qui est en soi et celui qu’on est devenu, entre un passé et un futur, se tenir là, fil-de-fériste sur l’instant présent et goûter à pleine bouche ce que la vie a à offrir. Séduisante et follement aguichante.

Partir pour s’offrir ce que le temps ne peut absoudre. Observer le changement. Faire taire enfin le quotidien, les patterns qui sont revenus, et reviendront, toujours bien qu’autrement et tout en nuances, mais toujours, nous défiant constamment d’apprendre à les briser.

Partir, sans savoir ce qu’on allait y trouver.

Prétendre y chercher de l’humain pour bien paraître me ferait cette fois-ci mentir, bien que je sois pourtant une grande curieuse. Car ce que j’y cherchais, que j’y cherche chaque fois avant tout, c’est retrouver ce moi qui s’égare.  Si vaines tentatives où l’on tend trop, et inutilement, à plaire.  Heureusement, elles s’espacent et s’estompent avec l’âge. Et sans doute en arrive-t-on plus rapidement à y déceler la futilité.

Et puis trouver avec étonnement, au creux même de la solitude, cette nouvelle envie naissante. Partir quand on réalise qu’il y a des choses qui prennent trop de temps, des déceptions et des peines nouvelles qui sont venues, des joies douces, simples ou grandes qu’on aimerait partager désormais avec l’inconnu. Un inconnu.

Mais la vie et mon hypersensibilité m’ont fait sauvage.

Ainsi donc, même si ces plongées dans le vide je m’y suis habituée, l’inconnu devra sans doute la saisir à son tour cette nature…

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Je ne suis peut-être pas la grande voyageuse que j’aurais voulu être, je ne cumule pas les destinations comme je cumule les lectures, même si je pars relativement souvent.

Je suis une curieuse du monde.

Mais je suis partie aussi seule et face à moi-même sans aucun doute plus qu’à mon tour dans mon entourage proche.

La femme sauvage, je l’ai apprivoisée.

La rivière, je l’ai épurée.

*

Ainsi à Lisbonne, au coeur de l’été, pour la première fois, la première fois c’est tout dire !, cette envie de partage qui a ressurgi au détour d’un souper en tête-à-tête avec mon moi-même.

Semer de la distance comme on égraine le temps, disais-je. Les blessures que l’on porte finissent donc un jour enfin par être suffisamment pansées pour entreprendre autre chose.

Ainsi donc, j’avais acheté un billet sur un coup de tête. Il était 10h02. Quelques minutes plus tard, je jonglais avec ces questions familières que j’aime, qui sont pour moi de précieux repères et dont les réponses varient selon l’humeur. Sac-à-dos ou valise à roulettes ? Trois ou quatre villes ? Guides de voyage ou applications? Petit ordinateur ou cahier d’écriture ?

Suivre son intuition. Toujours.

La réponse est venue d’elle-même, à la librairie tandis que j’attrapais deux livres, que je n’aurais assurément pas le temps de lire, et un Moleskine.

Et dans le Moleskine, je m’y suis trouvée.

L’image est surfaite. Bourrée de clichés.

Mais comment pourrait-il en être autrement ?

*

Être en partance représente pour moi la plus grande métaphore de la vie. Se questionner face nos choix, douter, se soustraire à la routine, peser le pour, le contre, conscient qu’on passera nécessairement à côté afin de privilégier autre chose. C’est devoir partir, s’arracher à l’autre, semer des larmes parfois, mais tout autant de souvenirs, s’ouvrir les yeux face à cette zone de confort qui ne veut rien dire et qui n’est qu’illusion, ouvrir grands les bras à l’incertitude. Continuer sa route pour autre part au moment même où l’on devenait sécure, parfois bien souvent lorsqu’on commençait à s’attacher…

Ce ténu équilibre entre ces deux besoins dichotomiques comme des nécessités, partir ou s’ancrer.

Parfois laisser tout couler, aller de rencontre en rencontre.

Et à d’autres moments, reprendre les rennes. Se donner l’illusion de reprendre les rennes.

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Tout autant qu’il s’y trouve de la confrontation. L’ailleurs me propulse. Littéralement. Je dois pallier à ma timidité, m’obliger à aller vers l’autre. Faire des erreurs. Trébucher. Me mettre dans une situation d’apprentissage constamment. Élargir consciemment cette zone de confort qui, à bien y penser, relève si peu du réel confort. Ne pas craindre le ridicule devant les barrières de langages. Les faire voler en éclats de par le mime et l’apprentissage d’autres codes. Me confronter à mes limites me permet de les définir, les redéfinir aussi. D’en déceler parfois des nouvelles. Ou d’être plus sensible à celles qui étaient pourtant déjà là, sous mes yeux, et que je n’écoutais plus.

Puis, lorsque je me perds de vue, que l’angoisse prend place, qu’arracher à la terre ses mauvaises herbes et que colorer le tableau et le présent ne suffisent plus, s’évader, ailleurs, pour quelques jours, peu importe le temps, simplement partir pour mieux se confronter. Ou encore faire comme Nicolas Bouvier et se rendre à la gare simplement pour observer les trains passer.

*

Je sais que c’est cyclique. Que dès qu’octobre se pointe, mon envie d’ailleurs s’amenuise. J’ai envie de quiétude, d’air frais, de peindre, de lire auprès du feu. Et puis je me prépare à me faire raquetteuse et à plonger longtemps dans de chauds bains.

Mais puisque c’est l’automne, je vais marcher dans les sentiers. Je laisse les sentiments ressurgir. Me donne le droit de me faire des scénarios de petite fille en marchant dans le lichen moelleux.

J’écoute.

La nature sauvage qui est là et m’appelle.

Et je m’ancre. Plus que jamais. Quelques jours. Quelques semaines.

Avant que le cycle ne recommence.

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4 commentaires pour Foulées réflexives : Entre l’envie d’ailleurs et le besoin d’ancrage

  1. Elzéar Belzile dit :

    Très beau texte !! Tous ceux qui aime voyager ont un peu ce dilemme (à différents degrés évidemment). Chacun doit trouver son équilibre. C’est super bien exprimé. On te souhaite de lever l’ancre le plus souvent possible mais que ton encre, elle, reste avec nous. Au plaisir de te relire. 🙂

  2. Etienne-M. Reynaud dit :

    C’est beau et touchant. Beaucoup de sensibilité et de nuance. Des émotions font écho en nous. Très beau.

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