Le temps s’est doucement écoulé depuis ce dernier billet d’octobre.
J’étais en dormance à effeuiller l’automne et à éplucher un vieux roman. 10 années de travail à temps perdu qui tournait en rond, de l’attente et de l’oubli aux détours de rencontres et de phrases phares croisées au hasard, premier roman à me chercher et à m’y perdre, à pasticher les mots d’auteurs qui m’ont fait et puis défait ; il faut bien l’admettre. Et puis, le plus difficile, apprendre à jeter, près de 200 pages, à lâcher prise, à laisser derrière soi ce qui n’a peut-être plus lieu d’être. Dénuer le projet et le soustraire de sa notion d’échec. Donc jeter ou ranger quelque part les feuillets épars de ce premier jet trop retravaillé qui tournait passablement en rond et qui ne me parlait plus. Un vieux roman et une histoire d’amour de dix années qui le parcourait, entre attente, quête, oubli de soi et espérance. Romantique finie, vous dis-je. Ainsi finir pour finir, vraiment ? Premiers sillons d’un apprivoisement, le plus important sans doute pour moi ; le mien. Et soudain prendre conscience que trop longtemps avoir l’imaginaire tourné vers le passé devient parfois trop lourd à porter pour l’être que l’on est devenu et qui cherche à avoir le regard rivé sur le présent.
Jeter le roman, et à la fois l’indicible romance qui le parcourait, pour faire rejaillir le désir de créer, autre chose, autre part, avec de la peinture, des bouts de bois ou de vieux cailloux rouillés, peu importe. Peut-être bien des mots. Créer de l’espace pour permettre de faire naître autre chose, tout comme on doit apprendre à s’autoriser le temps de rêvasser pour laisser jaillir les premières esquisses d’un nouveau projet. Créer de l’espace, c’est aussi balayer de vieux sentiments qui ne mènent nulle part.
Depuis octobre, les Îles et Chicago, il y a eu Samana en République Dominicaine. Surtout, des éclats de rire entre copines de longue date. Du temps précieux à y faire des mots croisés, boire de mauvais drinks et embrasser la Mama Juana, ses effluves de rhum et de cannelle ainsi que ses effets. Sceller des amitiés. Et flirter brièvement avec une province où les cocotiers et les montagnes pullulent, loin de la sauce touristique dominicaine et du plus laid, ce très laid que l’on n’aime nommer, qui parfois l’accompagne.
Il y a eu le froid et trop peu de belles neiges pour la marcheuse et contemplative que je suis.
Des silences.
Et des mots égarés au creux de novembre.
Il y a eu l’inattendu. La peur d’autrui et son incapacité à la braver. Une vieille peine que j’ai dû cesser d’étendre sur les papiers maculés. L’impuissance ou son corollaire. Dans la puissance : l’acceptation.
Il y a eu ce vaste appartement où depuis trois ans je m’enracine. Et cette petite bête à apprivoiser. Une allégorie facile et évidente de cette part sauvage qui me fait et de cette artiste découverte, plutôt acceptée, sur le tard. Il y a eu des airs tendres. Beaucoup de mélancolie pianotée doucement sur les touches d’un clavier.
Il y a eu de la grisaille et de la folle neige. Une enfant qui tournoie dans ma cour et qui rit aux éclats la bouche grande ouverte et tendue vers le ciel. J’ai installé mon bureau et mon chevalet près des fenêtres. Voir l’hiver se faire tranquillement un petit nid, tandis que je rêvasse toujours farouchement de mer qui lèche tendrement mes pieds, m’est bon. Ce besoin, comme une soif, ne se tarira donc jamais.
Il y a eu ces centaines de bouts de textes perdus épars dans mon ordinateur comme des notes oubliées sur un clavier. Trop de cahiers emplis durant les dernières années où je m’adressais ainsi à ce « tu ». Et puis décembre où j’ai jeté des tonnes de « tu » qui n’en sauront jamais rien. C’est sans doute mieux ainsi.
Il y a eu du temps. Et de la retenue. Cette idée de transparence avec laquelle je jongle aussi ici ou s’entremêle ma quête de moi-même et mon désir d’espaces. Et puis, réaliser ; cette impossibilité de totalement pouvoir y répondre à cette envie de transparence. Tout ça en jonglant avec l’idée de conserver cette carte de visite comme un ultime espace de liberté.
Car même si je me sais nue, entière ; Et cendrée.
Je peux par moment être beaucoup trop fragile pour entièrement me dévoiler ici.
Il y a eu cette phrase de Bélanger croisée aux détours de ma première grande peine d’amour il y a plusieurs années. Combien de villes ainsi foulées où je n’étais jamais au rendez-vous ? Cette phrase que j’ai entendue en boucle dans ma tête, le soir dans les chambres d’hôtels de plusieurs villes. Et cette nécessité qu’est l’arrêt pour permettre à la collision avec soi-même de se faire. Faire jaillir ce désir de construire. Il y a eu mon besoin d’ailleurs qui prend soudain un tout autre sens. Dénué de fuite et d’égarement, espérant plutôt favoriser la rencontre et autrement la mouvance. Peut-être moins voyager. Pour mieux m’y poser. Sans s’essouffler. Ou voyager autrement. Même en guidant des groupes, j’ai toujours été seule dans mes errances. Une envie de partage qui soudainement a jaillit.
Et puis, il y a eu la peur. Et le doute à même la conscience. J’ai laissé la porte ouverte aux regards de lecteurs ici, dévoilant de l’intime à demi-mot. Des parcelles de fragilité. Une approche du voyage, de l’ailleurs ou de l’errance intime et par moment mal assumée. À nouveau, braver le regard de l’autre. Ne pas tenter de plaire. Comme on doit parfois apprendre à trouver le courage de rester.
C’est toujours ainsi lorsque je traverse l’hiver. Je le vis comme on vit un deuil, dans ma nature de vagabonde, de poète.
Faire son deuil. Traverser sa douleur.
*
Janvier. Et la dichotomie sourde qui se pointe le nez à nouveau. L’envie forte d’aller chercher des histoires d’ailleurs et d’emplir mon baluchon de bouts d’autres vies à raconter. Et cette tentative de se faire adulte. Apprivoisée. De me glisser dans ce qu’on concède du côté de la « normalité ». Vie normale. Un boulot de 9 à 5 deux jours semaine, faut pas charrier tout de même avec les contrats. Et puis me laisser du temps pour créer. Rêver de nouveaux rêves. Des rêves à en plus finir, disait Brel. Toujours cette impression d’en avoir trop portés.
Je prends le temps, me refuse à la routine ou me mets à rêvasser dès que j’y glisse malgré moi.
Je rêve de rizières et de vert maculé.
Jeter. Jeter. Jeter.
Ça vient par phase. Cyclique, en quelque sorte. Bien souvent après le 1er janvier. Et tout d’un coup, je me fais véritable maîtresse de maison (j’ai acheté une nouvelle balayeuse, des produits ménagers, fait le tri de vêtements, mis un peu d’ordre dans les papiers. Pas trop. Mais de l’ordre, quand même.)
Jette. Nettoie. Donne. Ce qui n’est plus. Ce qui n’a plus lieu d’être.
Et puis au moment où je crois m’assagir, aux prises avec la routine quotidienne qui me prend et me tient dans ce « quelque chose » qui fait bien drôlement l’unanimité, elle me perd soudain cette routine.
Je m’y sens perdue, effarée.
Traquée.
En urgence, je ressors la valise et le sac à dos rangés dans le garde-robe pour les laisser trainer au beau milieu de ma chambre. Il me faut me remettre à marcher, raquetter par temps froid, initier et instaurer la mouvance … À défaut de bouger pour un moment, redevenir cette boulimique de livres, de l’ailleurs. Donnez-moi de l’ailleurs et du rêve ! Je me surprends à me retrouver avec un magazine sur l’Arizona entre les mains, avoir acheté impulsivement un livre qui trace le portrait de la femme aventurière, lire des articles un peu partout teintés de Vietnam ; trop longtemps que je rêve de Vietnam. Et puis me surprendre à toucher du bout des doigts la peur d’acheter un vol vers l’Asie avec tous ces avions engloutis depuis les derniers mois…
Je me retrouve finalement au même point avec cette urgence d’écrire et d’ailleurs qui me tenaille, qui ne semble pouvoir être assouvi que de par les livres qui ont si longtemps nourri mes déambulations immobiles. Mes rêveries d’ailleurs, naïves et enfantines.
Trouver des prémices de réponses dans un bouquin consacré aux aventurières contemporaines : « Quelque chose d’autre a commencé pour elles, une activité qui n’est ni de loisir ni vraiment professionnel, située entre-deux, « hors des rails » et qui consiste d’abord à se mettre en mouvement. »
« Chacune est fermement décidée à faire « usage du monde », à sa manière, à se frotter aux peuples de la planète, à se laisser faire par le voyage. Chacune est aussi consciente qu’au retour, il lui faudra se reprendre, revenir à soi, aux siens, surmonter un sentiment de décalage et un certain mal-être qu’elles connaissent depuis l’adolescence. »
Ouf.
Je suis ce cocon.
Cet entre-deux.
Et puis, au détour d’une tempête, je me remets en mouvement. J’apaise l’envie d’ailleurs qui a ressurgi dans chaque sentier enneigé. Et je me résous tranquillement devant l’impossibilité de la faire taire.
J’apprends peut-être enfin à la tempérer.
Autrement.
Et c’est très bien ainsi.